--> tout ce que l’homme pense, dit et fait a une portée infinie, bien au-delà de ce qu’il croit parfois pour se rassurer et limiter sa responsabilité
Résumé
Écrit dans une bourgade de Lituanie au début du XIXe siècle, L’Âme de la vie
est à plus d’un égard exceptionnel : œuvre de Rabbi Hayyim de Volozhyn
(1759-1821), un des plus éminents talmudistes de ce temps, fondateur
d’une école qui forma les grands maîtres jusqu’à notre époque, elle
exprime la pensée intime – métaphysique, théologique,
anthropologique – d’une autorité rabbinique engagée dans la lutte
contre la montée des idéologies religieuses piétistes et qui consacrait
ses jours à ce qui était pour elle le cœur de toute existence juive :
l’étude. Paradoxalement, c’est la cabale qui lui fournit ses intuitions
et motifs principaux. À ce titre cet ouvrage peut être considéré comme
une introduction magistrale à la mystique juive. Il est pourtant bien
plus que cela : un guide pour égarés des temps modernes, qui est
d’abord un livre de pensée et d’approfondissement.
Extraits de presse
Esprit, mai 1987,
par Catherine Chalier,
Rabbi Hayyim de Volezhyn (1759-1821) fut le disciple et
l’admirateur du célèbre Gaon de Vilna, grand talmudiste qui joua un
rôle crucial dans la résistance d’une partie du judaïsme à l’extension
du hassidisme. Rabbi Hayyim, lui, fonda une yeschiva à
Volozhyn, celle-ci réhabilita les études talmudiques négligées par le
hassidisme et elle exerça une influence considérable sur le judaïsme de
l’Europe de l’Est. Son livre, Nefesh Hahayyim, L’Âme de la vie,
est une œuvre remarquable qui expose les données de la spiritualité
juive sous forme systématique et en se fondant exclusivement sur
l’exégèse des écritures bibliques, talmudiques et cabalistiques.
Selon Rabbi Hayyim, Dieu, Elohim, a
produit les mondes par son pouvoir infini et il les maintient
constamment dans l’être. S’il venait à cesser de répandre sur eux son
énergie créatrice, ceux-ci retourneraient aussitôt au néant. Seulement,
et c’est le thème majeur du livre, Dieu a voulu que son association au
monde dépende de la conduite humaine, des pensées, des paroles et des
actes d’Israël qui représente l’humanité authentique. L’homme créé en
effet à l’image et à la ressemblance d’Elohim est lui aussi
l’âme de l’univers non seulement parce que, créé le dernier, il
récapitule en lui l’ensemble des forces de l’univers, mais aussi parce
que le sort de toute la création est suspendu à son influence. « C’est
par ses actes, ses paroles et ses justes pensées, qu’il soutient et
renforce les nombreux et saints mondes supérieurs » (p. 10). L’homme
est donc responsable de l’univers, c’est là le secret de son humanité
et le sens de sa ressemblance à Elohim. Aucun détail de sa
conduite ne peut jamais être considéré comme ne concernant que lui
seul : tout ce que l’homme pense, dit et fait a une portée infinie,
bien au-delà de ce qu’il croit parfois pour se rassurer et limiter sa
responsabilité en pensant que certaines choses ne regardent que lui et
que le reste est hors de sa portée.
Israël se voit donc appelé
à ajouter vitalité, lumière et sainteté aux forces et aux mondes selon
qu’il se conforme ou non aux commandements de la Thora. C’est dire
l’enjeu de la fidélité d’Israël : la possibilité de faire vivre, et en
cas de désertion, de faire mourir, ces autres mondes et, en premier
lieu sans doute, cet autre monde qu’est autrui. Tout dépend des actions
humaines et c’est en ce sens qu’on doit dire que Dieu a besoin des
hommes.
Rabbi Hayyim insiste particulièrement sur ces deux
piliers du monde que sont la prière et l’étude car « si ces pratiques
venaient à faire défaut, il s’ensuivrait une éclipse de la présence
divine et les mondes retourneraient aussitôt au néant » (p. 85).
Cependant contrairement aux Hassidim, il valorise davantage l’étude et
il critique sévèrement ceux qui s’y soustraient en prétextant une
insuffisante ferveur de la pureté d’intention. Pour lui l’essentiel
reste toujours l’acte, l’accomplissement des devoirs, même si la pensée
ne s’avère pas à la hauteur, car « celui dont les actes surpassent la
sagesse est semblable à un arbre qui a peu de feuillages, mais contient
de nombreuses racines » (p. 171). Ainsi faut-il étudier la Thora jour
et nuit pour la connaître et non pour en tirer quelque
autosatisfaction, mais même si l’intention de celui qui étudie n’était
pas encore pure, le devoir de l’étude a été accompli et il restaure les
mondes. « Quiconque s’occupe de la Thora, même s’il est pris au départ
dans de multiples péchés [...], l’étude de la Thora finit par redresser
son cœur et la lumière qu’elle renferme le ramène vers le bien »
(p. 243) et, avec lui, les mondes dont il a la charge.
Il faut
savoir gré à Benno Gross de sa traduction et de son commentaire si
précieux pour la bonne compréhension d’une œuvre exceptionnelle qui,
comme le souligne E. Lévinas dans sa préface, rappelle à l’homme sa
« responsabilité illimitée ». Cet ouvrage introduit de façon magistrale
à la spiritualité juive mais il est surtout, pour une humanité tentée
par le divertissement, le nihilisme et l’intolérance, un rappel de sa
vocation éthique, de sa vocation de « porteuse des mondes ». Car, en
définitive, Dieu ne peut régner parmi les hommes que si ceux-ci
acceptent à chaque instant de répondre des autres qu’eux-mêmes.
Communauté nouvelle, sept.-oct. 1986,
par Maurice-Ruben Hayoun,
Hayyim de Volozhyn « Néfésh ha-Hayyim »
Une ère nouvelle dans les relations entre hasidim et mitnagdim
C’est un texte très important de la spiritualité juive du début du XIXe siècle dont M. Beno Gross, Doyen de l’Université de Bar-Ilan, nous fait l’aubaine en nous offrant une édition française du Néfésh ha Hayyim
de Rabbi Hayyim de Volozhyn, sobrement introduite et doctement annotée.
Ce livre est, dans sa version française, une contribution fondamentale
à la connaissance du judaïsme, à une époque où deux branches issues de
lui-même, venaient tout juste de parvenir à une trêve après des luttes
fratricides. Il s’agit des oppositions tranchées entre la secte des hasidim et de leurs adversaires doctrinaux généralement appelés les mitnagdim.
Disciple de Rabbi Eliyahu, dit le Gaon de Vilna, Hayyim fondera en 1802 une yéshiva à Volozhyn où il servait en qualité de rabbin depuis l’âge de 25 ans. Ce détail, savoir la création d’une yéshiva, revêt
une importance particulière dans le contexte historique de l’époque.
Désireux de réaffirmer avec force, mais aussi avec un esprit
conciliant, le primat de certaines valeurs au sein du judaïsme
rabbinique (la prière selon un rite et des horaires fixés d’avance et
pour tous, l’étude de la Tora, i.e. du Talmud et de ses glossateurs),
Hayyim de Volozhyn marque cependant l’avènement d’une ère nouvelle dans
les relations entre les hasidim et leurs adversaires dont il
était, en personne, l’un des meilleurs représentants. On a souvent
parlé de danger de sclérose menaçant le judaïsme purement halakhique,
n’était l’émergence de la doctrine hasidique qui sut l’envelopper d’une
spiritualité nouvelle tout en étant authentiquement juive. En effet, à
intervalles réguliers dans l’histoire, l’âme juive se sent emprisonnée
dans un écheveau inextricable d’interdits, de prescriptions et de
règles. Sa réaction est parfois violente et parfois douce. Violente,
lorsqu’elle donne libre cours à des vagues d’antinomisme qui
culminèrent avec Sabbataï Zewi et Jacob Frank, douce, lorsqu’elle donne
naissance à la mystique juive et/ou au hasidisme (celui du XVIIIe siècle) où les dévots (hasidim) confèrent aux lois et interdits un relief et une profondeur qu’on ne leur soupçonnait pas précédemment.
De
vrai, tout le judaïsme a constamment oscillé entre deux pôles que le
génie pratique de certains rabbins (trop peu nombreux et trop rares, il
est vrai) a su concilier tout en conservant à chaque partie sa
quasi-totale dignité. Ces deux extrémités que sépare une tension
polaire ont nom halakha et aggada. La première
entend déterminer sans discussion aucune la marche, la norme à suivre ;
et si discussion il y a, ceci concerne généralement l’élargissement ou
le rétrécissement du champ d’application, et jamais la mise en cause de
la règle elle-même. On peut même envisager de « changer » un tant soit
peu les modalités d’application, soit parce que le peuple juif a dû
quitter sa terre natale, soit parce que certaines pratiques spécifiques
sont tombées en désuétude. On réforme donc l’application concrète de la
halakha dans certains cas réduits, (et toujours exceptionnels), on n’oblitère jamais l’esprit qui y préside.
Autrement l’aggada
qui occupe elle aussi (assez paradoxalement, de prime abord) une place
non négligeable au sein du judaïsme rabbinique dont le territoire a été
si soigneusement balisé par le Talmud. Celui-ci va jusqu’à dire : Si tu désires savoir qui a dit que l’univers soit, apprends l’aggada. Mais par ailleurs, ce même Talmud nous prévient contre le ba’al aggada (l’aggadiste) : Ba’al ha-aggada, eyno métammé we-eyno metaher... eyno mattir we-eyno osér... (l’aggadiste
ne saurait déclarer telle chose pure et telle autre impure, il ne
saurait déclarer telle chose, licite et telle autre illicite).
Telles semblent être les limites grosso modo que la halakha impartit à l’aggada
et que cette dernière ne saurait franchir sans graves dommages pour
elle-même. Vu sous un certain angle et dans cette problématique d’une
tension polaire au sein du judaïsme, le hasidisme est une excroissance
de l’aggadahalakha.
La grandeur de Rabbi Hayyim dans le Néfésh ha-Hayyim
réside en ce qu’il a su faire baisser la tension et établir un
distinguo entre la bonne foi, la bonne volonté des hommes, et les
dangers que pouvait contenir (en germe) la doctrine dont ils se
voulaient les supports. Car dire que Dieu connaît les prières et qu’il
suffit tout juste de réciter l’alphabet hébreu un certain nombre de
fois, la science divine suppléant au reste en réordonnant le discours
exact liturgique, est le signe d’une grande bonté naïve qui peut se
tolérer chez deux ou trois individus cités en exemple, mais qu’un
rabbin responsable s’empressera ensuite d’envoyer dans un solide Talmud
Tora. Que serait devenu le judaïsme si l’on avait suivi quelques uns de
ces doux rêveurs pour qui l’érudition talmudique était secondaire et le
respect scrupuleux des prières peu important ? Ce sont ces détails-là
et d’autres points bien plus importants que Hayyim s’est empressé de
restaurer au sein même de la pratique juive quotidienne, que les hasidim
n’ont jamais reniée dans son essence. Mais face à ceux qui affirmaient
(en toute bonne foi) que le vrai judaïsme était le leur, Hayyim a
rappelé avec force, amour et fermeté que le judaïsme était aussi autre
chose, une autre chose qui n’était pas nécessairement inconciliable
avec cela. sortie de son cadre. C’est un peu une revanche de l’âme et du cœur sur le légalisme intransigeant et pointilleux de la
Information juive, juin 1986,
par Arnold Mandel,
La pensée de Volozhyn
Le commentaire toraïque dans la société juive traditionnelle,
tel qu’il avait cours dans le grand réservoir juif d’Europe orientale
jusqu’aux environs de la seconde moitié du XIXe siècle, procède certes d’une conception de l’homme et du monde, d’une weltanschauung que
l’on pourrait analyser et caractériser. Et cela a été fait. Cependant
ce profil philosophique est rarement développé, sauf dans les écrits
précisément philosophiques de la grande période judéo-espagnole. Il
résulte de ce fait une difficulté d’approche pour nos contemporains de
cet enseignement faisant abstraction des généralités qui nous furent
inculquées par la culture justement dite « générale », même quand le
patrimoine particulier juif ne nous est pas ou plus étranger.
Or,
l’intellectuel juif contemporain d’allégeance religieuse est, à des
exceptions près, tributaire de la modernité. Il ne faut pas que les
articulations de sa foi se heurtent à un insurmontable obstacle dans la
confrontation.
Avec Maïmonide et d’autres rationalistes
religieux la contradiction est levée, encore que pas toujours sans
difficultés. Mais qu’en est-il avec les rabbins polonais du XVIIIe siècle, des talmudistes exclusifs rétifs à la notion même de « culture générale », des cabalistes inspirés et orientés par le Zohar ?
Il n’est pas sûr que ce choix par Benjamin Gross de la communication en français de l’œuvre de Rabbi Hayyim de Volozhyn L’Âme de la Vie soit uniquement déterminé par sa possibilité d’insertion dans un courant de pensée au large d’un up to date.
Mais cette latitude d’actualisation est signalée aussi bien dans la
préface d’Emmanuel Lévinas que dans l’introduction de l’auteur de la
traduction lui-même.
Rabbi Hayyim de Volozhyn qui vécut de 1759
à 1821 était un disciple du Gaon de Vilna. Ce guide génial, véritable
lumière de la gola, est étroitement identifié dans la
chronique spirituelle à l’âpre lutte par lui livrée au hassidisme dans
lequel il voyait une dangereuse dévoie menaçant la société juive de son
temps dans son centre de gravité même : la prédominance de l’étude
talmudique et l’autorité morale et intellectuelle de ses maîtres.
La lutte antihassidique du Gaon et de ses partisans – qualifiés de mithnagdim (c’est-à-dire « adversaires ») était idéologiquement une guerre totale et procédait par excommunications.
Cependant
chez Rabbi Hayyim de Volozhyn, cet antagonisme est déjà atténué et la
polémique à cet égard est à peu près absente bien que les directives de
suprématie de l’étude par rapport à l’expérience purement affective
soient vigoureusement affirmées et soulignées dans la perspective même
où elles contraient et heurtaient le revivalisme piétiste des hassidim. Mais en fin de compte il y a des sources et des références communes. Les mithnagdim de la suite du Gaon et le Gaon lui-même étaient comme les hassidim, des mystiques de la filiation du Zohar et de l’Ari de Safed.
Grosso modo L’Âme de la Vie est une théosophie mise en rapport avec une anthropologie métaphysique et spirituelle.
Contrairement
à l’assertion implicite ou explicite de Buber selon laquelle on ne peut
pas parler de Dieu mais seulement à Dieu, la pensée de Volozhyn
envisage – pour ne pas dire dévisage – l’être divin sous l’aspect d’une
identification à partir de celle, originelle dans le Livre, de l’homme
créé à la ressemblance de son créateur. Il s’ensuit entre l’un et
l’autre une interdépendance à la fois bénéfique et redoutable – car
elle peut être rompue – et la certitude que Dieu a besoin de l’homme,
comme le dira, dans son titre même deux siècles plus tard le livre d’un
penseur juif contemporain : Abraham Heschel.
Humanisme ?
Certes, mais non pas au sens malgré tout limité de l’homme investi et
crédité de « mesure de toute chose », comme dans la morale sécularisée,
mais en tant qu’« âme du monde » : Que personne en Israël – qu’à Dieu
ne plaise – ne se dise : Que puis-je accomplir par mes humbles actes
dans les mondes ? Qu’il sache au contraire, qu’il comprenne et qu’il
s’imprègne de l’idée qu’aucun détail de ses actes, de ses paroles et de
ses pensées de tout instant n’est perdu. D’où la malfaisance radicale
du péché, qui n’est pas seulement destruction du pécheur, mais aussi et
encore ravage du monde, suscitant l’immonde (= non monde). Rabbi Hayyim
de Volozhyn rappelle le verset des psaumes disant : « Donnez de la
puissance à Elobim. » Et cela signifie que nous ajoutons de la force au
maître de l’ensemble des forces.
Dans cette perspective
primauté absolue de la Tora sur toute autre modalité de « service ». Et
cela veut dire concrètement le devoir constant de l’étude ayant valeur
et portée d’oraison.
Entre le troisième et le quatrième
portique de cet ouvrage il y a un court chapitre intitulé
« avertissement » et où indirectement, s’exprime la contradiction au
hassidisme par la signification du danger de l’intériorité.
L’importance que les hassidim attachent dans leur effusion religieuse à la dévêkouth,
la plénitude d’adhésion, la jonction radicale, peut susciter le mépris
de ceux qui n’ont pas une suffisante vie intérieure pour se situer à
cette hauteur et donc procéder d’un coupable orgueil de détenteurs de
grâce privilégiés. L’excessive exigence morale de total
désintéressement dans l’étude de la Tora peut elle aussi troubler le
jugement par sa sévérité. L’acte religieux est intrinsèquement valable
et méritoire quand bien même sa motivation profonde ne serait pas
entièrement pure. Il y a là une réhabilitation de l’ordinaire du rituel
et du formel que dédaignait dans son emphase l’ardeur hassidique. Et
pourtant cette « complaisance » ne ressortit pas d’un esprit prosaïque.
C’est la pénétration d’un regard sachant découvrir la ferveur là même
où elle semble s’effacer.
La théologie, la cosmologie, la
morale de Rabbi Hayyim de Volozhyn ne composent pas un recueil de
préceptes ou de scolies apologétiques et uniquement en vue de
l’édification du lecteur.
Elles sont, entre autres, une
reformulation développée de la perception cabalistique de l’être de
l’homme, de Dieu et du monde.
À ce titre elles comportent, bien
que littéralement judéocentriques dans leurs références, des éléments
de spiritualité religieuse universelle. Ce qui permet à Emmanuel
Lévinas, dans sa préface, d’y voir une anthropologie de l’humanité.
La
traduction de Benlamin Gross, professeur en Israël à l’université Bar
Ilan, ancien directeur du lycée Aquiba de Strasbourg, est d’une
admirable perfection. Le traducteur a su résoudre avec pertinence et
élégance de style les difficiles problèmes de transmission de notions
archétypiquement juives et hébraïques dans la langue de l’esprit
analytique : le français.
Archives des Sciences sociales, Année 1986,
par Martine Cohen,
Publiée à titre posthume en 1824 en Lithuanie, cette œuvre
majeure d’un disciple du Gaon de Vilna doit se lire à la lumière du
conflit qui opposait alors Hassidim et Mitnagdim : conception d’une
communion avec Dieu fondée sur la ferveur du fidèle et sur la pureté de
son intention, contre la préoccupation exclusive des rabbinites pour
l’étude traditionnelle ; elle doit se comprendre aussi en rapport avec
les mouvements historiques de l’Émancipation – avec ses premiers effets
de déstructuration des communautés juives en Europe Orientale –, de la
Haskala et de la Wissenschaft.
Cette œuvre est
exceptionnelle par son caractère de systématisation de la doctrine
religieuse du judaïsme et d’explicitation de la philosophie qui
sous-tend sa démarche cognitive normative. Son auteur (1759-1821)
récapitule donc les textes majeurs de la tradition juive et poursuit
dans la ligne de son maître lorsqu’il relie, dans sa conception d’une
Révélation permanente le développement de la littérature ésotérique (la
Torah, ses commentaires et sa législation) et celui de la littérature
ésotérique (mystique de la Merkaba, Bahir, Zohar, Cabale du
’Ari). On notera l’absence de toute référence à la philosophie juive
médiévale et à sa tentative de traduire les données de la Révélation
dans les termes d’une Raison autonome. C’est à l’encontre de la
philosophie spéculative maïmonidienne en effet, mais également de la
conception mystique hassidique, que H. de V. affirme la centralité de
l’étude de la Torah comme voie d’union à Dieu (Devêqut).
Quatre « Portiques » composent L’Âme de la Vie :
Anthropologie, Théologie, L’Homme et l’Infini. Entre Dieu et l’Homme :
la Torah ; un « avertissement » contre les « Dangers de l’Intériorité »
précède ce dernier chapitre consacré à l’étude.
L’Anthropologie développe
une conception de l’homme comme récapitulant dans son corps la
hiérarchie des mondes – les Dix Sefirot qui sont l’émanation de Dieu.
Bien que situé dans le monde inférieur, l’homme est par sa racine relié
au sommet de la hiérarchie qu’il soutient. Car l’homme seul a le
pouvoir de maintenir et d’animer la Création de Dieu en accomplissant
les mitzvot (commandements divins) puisque chaque mitzva correspond
à un organe de son corps. L’homme « à l’image de Dieu », cela signifie
donc qu’il est, comme lui, maître de l’univers. Mais sa connaturalité
avec le monde implique aussi une extériorité et une efficacité
objective des actes prescrits, indépendamment de toute
intentionnalité – pour H. de V., la pureté absolue de l’intention
requise par les Hassidim est une exigence impossible à satisfaire avant l’acte,
elle ne peut être qu’un objectif à atteindre et une victoire toujours
provisoire. Enfin, puisque la Bible est « une représentation symbolique
du processus intime de la vie divine », le but de l’homme n’est pas de
se réaliser dans sa personne mais de répondre au besoin divin de
réunification.
La Théologie développe ces deux idées – primauté
de l’acte sur l’intention et de la visée divine sur la préoccupation
humaine – à propos de la prière. Dans la réalisation de celle-ci,
l’intention est souhaitable mais elle n’est pas primordiale, plus
essentiel est le respect des règles de son effectuation (temps précis,
prononciation distincte des mots). Car le langage, dans la conception
de l’auteur, n’est ni une expression subjective de la réalité, ni un
instrument conventionnel, il est l’expression exacte de la réalité. Sa
structure même (consonnes, voyelles et accentuation) correspond aux
trois degrés de l’âme humaine (nefesh, ruah et neshama). La prière, tout comme l’accomplissement des mitzvot, est donc une technique visant à intensifier la présence de Dieu dans les mondes.
Le
troisième Portique concerne le rapport de l’homme à la transcendance.
Prenant le contre-pied de la conception immanentiste de Dieu dans la
tradition hassidique – avec son risque de panthéisme – H. de
V. réinterprète la notion lurianique du tzimtzoum (la
contraction de Dieu) : c’est dans son aspect immanent (Dieu tel qu’on
le perçoit « de notre côté ») que Dieu s’est concentré afin de
préserver l’indépendance de l’homme et du monde ; Dieu ne s’est pas
retiré du monde mais il a voilé sa transcendance (En-Sof). Cette
contraction du divin, cette distance, est l’essence même du mal, mais
cette imperfection, provisoirement nécessaire pour permettre à l’homme
d’advenir, peut être réparée par lui : « Par des actes adéquats et
surtout par la prière et l’étude de la Torah, l’homme peut rétablir la
circulation de l’être à travers les mondes » (introd. p. XLIX). Dans
cette conception progressive de la restauration – dans laquelle la
Torah est moins une théodicée qu’un manuel de réparation du mal – on
note l’absence de toute spéculation d’ordre eschatologique. Face à une
religion naturelle qui verrait dans l’ensemble du réel des signes de la
Présence divine, H. de V. oppose donc la conception d’une vie
religieuse comme réponse à l’appel d’un message transcendant.
La
tradition d’étude et d’exégèse de la Parole constitue cette ouverture
sur la transcendance ; elle est « un moyen objectif pour intensifier la
relation de Dieu aux mondes ». On voit que cette « science » n’est pas
une activité cognitive comme une autre : elle requiert fidélité à une
norme de conduite, elle appelle à un renouvellement constant du sens.
Révélation continue qui conditionne la Création continue,
responsabilité immense de l’homme : si l’étude venait à s’arrêter,
l’univers entier se disloquerait. L’étude seule permet la communion
avec Dieu, mais celle-ci est plus un objectif qu’un point de départ de
la vie religieuse ; elle est plus une compréhension des exigences de la
Torah qu’une union mystique. Cette redéfinition intellectualiste du
judaïsme – dont la littérature rabbinique est le support premier – se
démarque cependant, d’un côté d’une conception monadique du sujet
(identifié à sa raison autonome ou à sa volonté subjective) et de
l’autre, de la conception spinoziste de la Bible comme texte du passé,
clos et figé, objet de l’investigation « scientifique ». H. de V. fait
de l’interprétation comme activité créatrice le problème central de
toute pensée et de toute œuvre de civilisation.
Par son œuvre écrite et pratique – il a inventé un nouveau type de yéchiva où
le prestige de l’étude et de l’étudiant est rehaussé – H. de V. a
permis le renouvellement idéologique du judaïsme rabbinique par
incorporation d’aspects essentiels de la tradition mystique. Il a ainsi
fourni des fondements idéologiques et pratiques (logistiques
pourrait-on dire) aux multiples courants de l’orthodoxie juive qui se
sont constitués en réponse aux défis de la modernité : naissance de la
critique biblique, émancipation et insertion nouvelle, individuelle,
des juifs dans la société globale, émergence du sujet, développement
d’une religiosité fondée sur la vie intérieure ou sur une conduite
éthique inspirée par la Raison.
Dans une perspective
« volozhynienne », on pourrait comprendre l’interprétation éthique de
cette œuvre par B. Gross et E. Lévinas – le primat de l’acte permet la
rupture d’une subjectivité qui serait autrement close sur
elle-même – comme un renouvellement proprement moderne du sens de cette
œuvre : en rapport avec la reconsidération actuelle du sujet et
l’insistance sur la dimension relationnelle de sa subjectivité. De
même, dans le contexte actuel du renouveau religieux juif et de son
engouement pour « l’étude », quelles que soient ses formes et en regard
de l’éclatement du savoir dû au développement extrême de la rationalité
scientifique, l’interprétation moderne selon laquelle, pour l’auteur,
« la croyance est une forme de savoir » signale une nouvelle position
du religieux aujourd’hui, notamment dans ses rapports avec la science.
La
traduction de cette œuvre, son compte rendu et son interprétation dans
l’excellente introduction de B. Gross, constituent ainsi, au-delà du
travail de restitution d’une source importante, un objet de réflexion
sociologique.